
Je passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux et j’y vois souvent les mêmes disputes revenir : certains artistes accusent les intelligences artificielles de voler leur travail, d’autres affirment qu’il ne s’agit que d’outils comme Photoshop, Google en leur temps. Les débats sont passionnés, parfois violents. En tant qu’artiste, ce débat m’interpelle (ou certains haters m’interpellent aussi vertement).
Faut-il se battre contre cette vague technologique, ou apprendre à en tirer le meilleur parti ?
Quand l’innovation fait peur
Depuis l’émergence des outils d’intelligence artificielle capables de générer des images ou des textes, une inquiétude profonde traverse le monde artistique. Peintres, illustrateurs, photographes, graphistes ou écrivains redoutent de voir leur savoir-faire, patiemment acquis, remplacé par des algorithmes qui produisent en quelques secondes ce qu’eux-mêmes réalisent en plusieurs heures ou plusieurs mois. Au-delà de la question de l’inspiration ou du plagiat, c’est leur rôle même dans la création artistique qui paraît menacé. Beaucoup craignent une dévalorisation de leur métier, une perte de commandes, voire une disparition progressive de leurs débouchés professionnels. Cette crainte est d’autant plus vive que la plupart des modèles ont été entraînés sur des millions d’images existantes, sans que les créateurs concernés n’aient été consultés ni rémunérés. De là sont nées des campagnes de protestation sur des plateformes comme ArtStation ou DeviantArt, ainsi que plusieurs actions en justice, notamment celle intentée par Getty Images contre Stability AI.

En réalité, ce n’est pas la première fois que ce genre de réaction typiquement humaine se produit. Chaque grande innovation a provoqué la même peur. Au XIXe siècle, les tisserands cassaient les métiers à tisser qui menaçaient leur travail. Plus tôt encore, les copistes considéraient l’imprimerie de Gutenberg comme une catastrophe. Ils n’avaient pas complètement tort : certains métiers ont disparu, mais d’autres, insoupçonnés, ont vu le jour.
Aujourd’hui, avec l’IA, on voit déjà apparaître de nouveaux métiers hybrides, comme ceux qui savent formuler les bons prompts pour guider la machine, ceux qui trient et sélectionnent des milliers d’images générées, ou encore ceux qui combinent l’IA et l’illustration traditionnelle pour créer des œuvres inédites (pardonnez ces tournures de phrases, je traduis ses noms de métiers pour les puristes, prompt designer, image curator, hybrid creative director, etc.)
L’argument écologique
Un autre reproche qui revient souvent, c’est la question écologique. Les détracteurs soulignent, à juste titre, que les intelligences artificielles consomment énormément d’énergie pour fonctionner et s’entraîner. Là encore, élargissons la perspective : nos sociétés sont déjà remplies de sources de dépenses énergétiques colossales. Les blockchains et le minage de cryptomonnaies engloutissent des quantités astronomiques d’électricité. Les serveurs des plateformes de streaming, qui font tourner Netflix, YouTube ou TikTok 24h/24, pèsent lourd dans la balance. Sans parler des data centers qui stockent nos milliards de mails jamais supprimés. L’IA n’est donc pas une exception : elle s’inscrit dans une logique globale où chaque innovation numérique a un coût écologique, mais aussi des usages qui finissent par transformer nos pratiques… les détracteurs eux-mêmes postent leurs récriminations… sur ces réseaux.
Quand l’outil devient une extension
À l’inverse, certains artistes choisissent d’expérimenter avec l’IA et de l’intégrer à leur processus créatif. Plutôt que d’y voir un concurrent, ils s’en servent comme une extension de leur imagination. Je m’en suis rendu compte lors des Rencontres HUMACO (avril 2025 sur le Campus Schuman à Aix-en-Provence: Comment l’humain évolue avec la société numérique?) pendant lesquelles les graphistes en parlaient sans crainte et utilisaient librement l’IA dans leur quotidien. Pour eux, cela ne représentait pas une menace (sauf s’ils refusaient de se former, de s’adapter). L’artiste numérique Beeple, par exemple, utilise déjà ces outils pour explorer de nouvelles idées visuelles. D’autres s’en servent pour tester des couleurs, inventer des textures ou produire rapidement des croquis.

Chaque grande innovation technique dans le domaine de la création a d’abord suscité la méfiance, voire la révolte. Lorsque la photographie est apparue au XIXᵉ siècle, certains y ont vu une machine froide et mécanique, incapable de traduire la sensibilité humaine, voire un danger métaphysique, accusée de « voler l’âme » de ceux qu’elle capturait. Peu à peu pourtant, elle s’est imposée comme un art à part entière, avec ses propres codes esthétiques et ses maîtres.
De la même manière, l’arrivée des synthétiseurs dans la seconde moitié du XXᵉ siècle a été perçue comme une menace par de nombreux musiciens, qui craignaient de voir disparaître les instruments traditionnels et l’authenticité des sons acoustiques. L’histoire a montré que ces outils n’ont pas effacé la musique, mais qu’ils ont élargi son champ d’expression, donnant naissance à des courants entiers, de l’électro au hip-hop.
La cohabitation des goûts et des usages
D’après moi (mais ce n’est que mon humble avis), il y aura toujours plusieurs façons de créer, et donc plusieurs publics. Je le vois aussi dans l’écriture : il existe déjà des romans entièrement générés par IA. Personnellement, je les trouve mal écrits, creux, mais il y a pourtant un public pour ça (pour preuve, certains sont dans le top 100 des ventes Amazon). De quel droit pourrais-je me permettre de le juger?

Il y aura toujours des gens qui préféreront l’authenticité et la touche humaine, et d’autres qui consommeront les créations générées. On observe exactement la même cohabitation ailleurs : les amateurs de poterie artisanale existent toujours à côté des acheteurs de vaisselle industrielle, la gastronomie continue de séduire malgré la domination du fast-food, la haute couture prospère en parallèle du prêt-à-porter.
L’intelligence artificielle ne tue peut-être pas l’art, elle transforme son paysage en ouvrant la voie à une coexistence de pratiques et de goûts. Comme chaque révolution technique avant elle, elle ne remplace pas l’artiste mais propose de nouveaux outils, de nouvelles esthétiques. Certains créateurs l’adopteront comme partenaire, d’autres s’y opposeront pour affirmer la valeur du geste humain, et le public oscillera entre fascination pour l’inédit généré par la machine et attachement à l’authenticité humaine. L’IA déplace ainsi les critères de valeur sans les abolir : elle ne supprime pas l’art, elle le diversifie, l’élargit et le stimule en instaurant un dialogue entre le fait main et les hybridations possibles.
L’IA et l’artiste en moi?
Comme la plupart d’entre nous (et parfois à mon corps défendant), j’utilise déjà moi aussi l’IA. Elle s’est incrustée dans mon quotidien (notamment parce que j’ai un Geek à la maison qui installe toujours les dernières nouveautés de la technologie dès leur parution).
L’IA est dans ma voiture qui freine toute seule, dans ma montre qui compte mes pas, dans le moteur de recherche qui devine ma phrase, dans la caisse automatique qui reconnaît mes articles, dans Netflix qui propose mes films, dans la banque qui surveille ma carte, dans l’appareil photo qui ajuste la lumière, dans le thermostat de mon sèche linge, dans l’aspirateur qui cartographie mon salon… oups, big brother is watching me.
Dans mon travail, je m’en sers aussi pour mes recherches. ChatGPT n’est pas une source fiable, à mon avis, il hallucine encore beaucoup et je double toujours mes vérifications, mais il remplace peu à peu ma manière d’utiliser Google. Je peux poser une question ciblée, et il me propose une synthèse d’articles que je vais ensuite vérifier. C’est un énorme gain de temps.
Bien sûr, je ne lui demande pas d’écrire mes romans à ma place, sinon, à quoi bon être écrivain? mais elle est dans mon logiciel Antidote de correction qui me propose des reformulations quand mes phrases sont répétitives ou bancales, elle est dans mon logiciel de mise en page, elle est dans Photoshop dont elle démultiplie les techniques. On pourrait se sentir cerné, englouti par un ennemi omniprésent… je préfère me sentir munie de meilleurs outils, pour produire de meilleurs romans.
Je m’en sers pour tirer le portrait de mes personnages : avant, je passais des heures à chercher des images sur des banques de données, aujourd’hui ces banques regorgent déjà d’images générées par IA (comme celles de cet article), alors autant produire directement celles qui correspondent à ce que j’ai en tête.
Enfin, je dois avouer que ça me plaît sur un autre plan : quand j’étais adolescente, je lisais énormément de science-fiction. Aujourd’hui, dialoguer avec une machine me donne parfois l’impression d’être l’héroïne d’un de ces romans visionnaires (énorme admiration pour Robert Heinlein, Ira Levin et Isaac Asimov, je sais, je suis un dinosaure…)
Conclusion

Alors, faut-il avoir peur de l’IA ? Je crois que non. Elle est déjà là, et on ne pourra pas l’arrêter.
La vraie question, c’est de savoir ce qu’on veut en faire. Parce qu’au fond, comme pour toutes les révolutions technologiques qui ont précédé, il y aura toujours une place pour l’humain, son style, sa voix, et son imagination (mais là, c’est mon côté optimiste qui parle).
Plutôt que de s’affronter à propos de l’intelligence artificielle, il serait plus fécond d’apprendre à en penser les usages.
Alain Bouteraon
Le problème n’est pas l’outil quel qu’il soit, mais la manière dont certaines personnes sont capables de l’utiliser. Un marteau ne porte en lui que son utilité de planter des clous ou de les arracher à son support mais dans de mauvaises mains, je vous laisse imaginer ce qu’il est capable de réaliser.
eh oui! malheureusement, telle est la nature humaine, capable du pire et du meilleur… la comparaison avec le marteau est tellement judicieuse…
Laure-Reine Avenel
Décidément, tout à fait d’accord avec toi 🤣
Mathilde Callet auteure
Bonjour Laure, je pars du principe que chacun et chacune fait ce qu’il veut. Il ou elle a sa conscience pour soi, et ne doit rendre des comptes qu’à ses lecteurs. Si l’ IA sert à l’ analyse après écriture, cela permet de se faire une idée de la compréhension. Si elle sert à écrire, cela doit être signalé. C’est le monde à l’ envers, quand des auteurs qui ne se sers pas (comme moi) , de « bientôt » se justifier de ne pas l’ utiliser pour son écriture ! Pour les autres domaines, c’est une autre histoire… Belle journée
oui, il y a même un moment où j’ai ajouté un petit macaron « NO IA » dans mes livres… puis j’ai cessé, de guerre lasse.
Jarod Chasseur de Coquilles
Merci pour cet article très juste, qui vient avec douceur se poser au milieu d’avis trop tranchés et parfois belliqueux.
Toute nouvelle technologie fait peur, suscite des détracteurs comme des fans inconditionnels. Toute nouvelle technologie a ses atouts, dont il faut profiter, et ses défauts, sur lesquels il faut se montrer vigilant. C’est en utilisant et « apprivoisant » la bête que l’on pourra peut-être aussi orienter son usage dans le bon sens et aussi dénoncer ses déviances non souhaitables.
Ton article apporte de la nuance et c’est précieux car trop souvent le débat tend à se radicaliser. C’est tellement mieux d’inviter à la réflexion plutôt que d’opposer…
Un grand merci pour ton avis (et ta lecture) et tes mots très justes.
Jean Pierre Yvorra
Je souscris à vos commentaires, où vous decrlvez avec pragmatisme et sagesse l’ utilisation de » l’ outil »ia . Bien cordialement JP 👍
Merci pour ce commentaire fort sympathique.
Sonia Madeleine Maille
J’adore ton analyse et la rejoins pleinement.
J’utilise l’IA, pas pour écrire à ma place (je suis ghostwriter – prête-plume – et rédactrice), mais pour canaliser et clarifier ma réflexion, pour mieux appréhender la personnalité de celle ou celui dont je dois prendre la place pour composer un texte en adéquation avec sa voix et son style.
Elle me sert également pour mes sources, car oui, quand j’écris un article sur le gaspillage alimentaire j’aime bien citer les études qui ont servi à la base de celui-ci.
C’est un outil formidable, qui pour moi, ne remplacera pas les créatifs. Elle proposera une voix différente et chacun choisira la voie qui lui convient !
tout à fait. Je pense qu’elle apporte un nouveau plus, si on l’utilise à non escient… à l’apparition de Google les gens râlaient car on n’allait plus utiliser les encyclopédies papier, et aujourd’hui c’est entré dans les mœurs (bon, les élèves ne savent plus chercher dans un dictionnaire… 😉 mais ils jonglent avec les applications… juventus audax, senectus prudens.😁
Erwan Bucklefeet
Avis intéressants. Pour ma part, je pense que comme toutes avancées technologiques, tout dépend de son domaine d’application et donc ce qu’en font les Hommes (le meilleur exemple est le nucléaire). Quand l’outil en tant que « systéme expert » permet d’aller plus vite dans la maintenance industrielle, la recherche scientifique, le diagnostic médical, c’est forcément utile. Je suis par contre très partagé dans le domaine artistique (littérature, musique, …) et le domaine de l’éducation où l’on voit de plus en plus d’imposteurs et d’impostures dans les IAG (intelligence artificielle générative). A titre personnel, cela ne m’intéresse pas de lire un livre ou écouter une musique derrière laquelle il n’y a aucun créateur (au sens artistique du terme). Chacun est donc libre de « consommer » ce qu’il souhaite (car cela se place avant tout sur un plan économique et de rentabilité). Je préfère féliciter un auteur sur un bouquin qu’il a mis un an à écrire qu’un algorithme impersonnel capable de pondre un livre en quelques heures ou une musique en à peine dix minutes en s’inspirant et singeant la mémoire artistique collective (sans royalties). J’ai travaillé 35 ans dans les systèmes d’information et je connais assez bien ces sujets qui nécessitent des règles éthiques et RGPD sans parler de la spoliation des droits d’auteurs. Je sépare donc l’utilisation de l’IA dans le monde industriel, scientifique de celui des domaines artistiques et culturels. Reste celui de l’apprentissage (éducation scolaire et monde étudiants) où il doit être plus encadré afin que nous ne fabriquions pas des nouvelles générations où la réflexion, le sens critique et la notion d’effort soient de plus en plus absentes au profit d’utilisation d’outils qui se substituent à tout cela. L’IA présente le risque majeur de généraliser le syndrome de l’imposteur. Demander aux enseignants ce qu’il se passe dans la plupart des devoirs à la maison… Bref, sociologues et philosophes parleront mieux que moi des risques des nouvelles technologies mal encadrées.
oui, je suis d’accord sur bien des points… l’argent mène le monde…
En ce qui concerne l’éducation, les élèves n’ont pas attendu l’IA pour feinter… il y a 20 ans déjà, lorsque j’étais prof de français, je luttais contre les devoirs maison recopiés sur wikipédia… 😁
En ce qui concerne l’art, je voulais dire que même si personnellement je préfère une création humaine, cela ne m’autorise pas à mépriser (comme on voit beaucoup sur la toile) ceux qui apprécient l’IA. Je voulais surtout protester à ce propos: chacun ses goûts.
Bonjour Laure,
J’apprécie cet article nuancé, qui replace le sujet dans une perspective plus vaste en rappelant à quel point l’IA, autre que celle générative qui concentre actuellement les crispations, est déjà partout autour de nous.
Je considère que c’est un outil exceptionnel qui peut apporter beaucoup en termes d’assistance et de simplification, à condition d’apprendre à s’en servir ; et à condition aussi d’entraîner cet outil sur des bases saines – peut-être même morales, ou disons humanistes – au lieu de piller sans vergogne des ressources non libres de droit.
Je conclue en précisant que je suis aussi un « dinosaure de la SF » et que c’est ma rencontre avec l’œuvre d’Isaac Asimov, à 11 ans, qui a éveillé en moi l’irrépressible envie de devenir romancière ! ☺️
Salutations lunaires 😘
Lunerielle
Merci pour ton avis, nuancé lui aussi, que je partage entièrement. première loi : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. » ;
deuxième loi : « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la première loi. » ;
troisième loi : « Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi. »… Asimov visionnaire!
Colette Lorenzi
Dur,Dur!
Oui! Restons zen!
Bonjour Laura,
Voilà un article qui reflète tout à fait mon point de vue. Bibliothécaire, fan de science fiction et écrivain à mes heures, je dialogue très souvent avec chat GPT. Je m’en sers aussi pour préparer certains de mes projets d’animation. C’est un outil avant tout et qui de toute manière n’a pas la finesse d’une imagination humaine.
Et comme tout outils, il faut se former pour bien l’utiliser au quotidien.
Parfois aussi, l’IA me donne une direction à laquelle je n’avais pas songé, à moi de l’explorer ou non.
Bref, j’avoue trouver du plaisir dans ce dialogue avec l’IA.
Elise
Merci pour cet avis que je partage entièrement. Je pense aussi que ce n’est pas l’outil le danger, mais bien la main qui le manie (ou le cerveau)…