Un trouble-Je très présent

Vous me demandez souvent si je suis l’héroïne de mes romans feelgood. Ce à quoi je réponds sans hésiter : « non, pas du tout ! » Comme j’ai autant d’héroïnes que de romans, ces multiples personnalités seraient un signe indéniable de schizophrénie !

La narration au présent de l’indicatif

Cependant, cette question est légitime, car je choisis pour ces romans, une narration focalisée, à la première personne, au présent de l’indicatif. Même si cette technique (dont l’emploi a été systématisé dans les années 50 par le Nouveau Roman) est maintenant entrée dans les mœurs, elle provoque encore du questionnement. Qui est vraiment ce « je » omniprésent? Pourquoi utiliser le présent, qui abolit la distance temporelle entre le moment de la narration et le moment de l’histoire racontée? On ne peut à la fois vivre un événement et le raconter, sauf peut-être en cas de reportage en direct… d’où cette impression que l’auteur est le narrateur. Alors que, admettons-le, l’auteur n’existe pas et le narrateur est un personnage fictif (mais qui est fou du coup dans cette histoire?)

La narration focalisée

J’ai justement choisi ce point de vue de focalisation interne comme celui d’un caméraman qui filme à l’épaule : le spectateur a un plan resserré sur les événements, il avance au juger à travers les yeux d’un unique personnage. C’est à la fois frustrant et très prenant: il vit comme le personnage, il ressent tout en direct et a l’impression d’être un confident privilégié. Cette technique est moderne, même si elle date du siècle dernier, je l’utilise donc pour mes romans de littérature contemporaine. La narration focalisée, au même titre que la caméra embarquée, nous donne une perspective unique, mais très pointue. Le lecteur n’a que la version du personnage principal, il perçoit les éléments du récit à travers un regard subjectif, mais crée un lien plus fort de connivence. Ce point de vue se prête bien au sujet de mes romans feelgood, puisque l’héroïne raconte, à la façon d’un journal intime, des anecdotes de son quotidien, des souvenirs, des états d’âme. Cette proximité peut valoriser le lecteur qui est partie prenante du récit (et lui donner l’impression de connaître l’auteur, alors que, je le rappelle, ce n’est pas moi qui parle, c’est la dame de papier…)

Un peu de frustration nécessaire

Ce genre de narration est également une façon de créer de l’attente : dans mes romans, on découvre l’héroïne à un point où sa vie va changer mais elle ne sait pas comment. Le lecteur est dans la même situation: point de narrateur omniscient pour le rassurer et lui permettre de prendre de la distance! Le texte lui est livré brut avec les émois et les erreurs du personnage. Par exemple, dans « Souris des Villes » quand Angela rencontre sa voisine Théa, elle la juge avec des idées reçues que les événements viennent aussitôt déconstruire. Le lecteur se sent à la fois coupable de connaître ses mauvaises pensées et soulagé des leçons de vie qui suivent. Il sait que l’héroïne a des défauts, comme tout le monde, mais il pressent que la vie va se charger de la faire évoluer.

Comme je l’ai dit au début, c’est parfois frustrant de n’avoir qu’une vision focalisée sur un personnage (ce n’est pas pour rien que cette technique cinématographique est souvent utilisée dans les films d’horreur). Le lecteur peut se sentir démuni, limité dans la transmission des informations : il ressent les pensées de l’héroïne, mais également ses erreurs, il tâtonne avec elle. Sans compter que l’utilisation du présent de l’indicatif ne permet pas de prendre du recul, il ne sait pas où vont le porter les événements. Ces éléments conjugués peuvent créer une situation d’inconfort.

Comment élargir le champ

Consciente des inconvénients de la narration focalisée, je fais souvent intervenir les personnages secondaires dans les dialogues qui donnent des avis différents, apportent un éclairage plus objectif au récit. Par exemple, dans « Oiseau des îles » quand Ambre se voit seulement comme une « obèse« , les remarques de ses collègues ou simplement d’une inconnue à la piscine, viennent donner au lecteur l’information qu’elle est « pulpeuse et très séduisante » : ils sont là pour montrer qu’elle exagère ses défauts, qu’elle se trompe sur elle-même. Dans « Pas de Chichis entre amies », les dialogues permettent au lecteur de deviner un malaise dans la relation entre Alba et Blanche, avant même que l’intéressée ne comprenne ce qui lui arrive (je disais que l’auteur est absent, mais bon, vous ne m’avez pas crue?).

Parle-t-on seulement de littérature?

J’aime distiller ces autres points de vue, pour montrer que chacun a de multiples facettes : celles qu’on montre au public, celles qu’on garde pour soi (et avec ce lecteur confident secret). Je suis fascinée par le gouffre qui existe entre le ressenti intime et l’image qu’on donne en société. Par exemple, on me dit souvent que j’ai l’air extravertie alors que je suis dévorée de timidité. En ce sens, la réponse à mes lecteurs serait finalement : « oui : chaque héroïne est un peu moi-même », non dans l’énoncé de ses aventures rocambolesques, de ses rencontres improbables, de ces décisions salutaires, mais plutôt dans ses erreurs de perspective!

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